Le quatrième mur de Sorj Chalandon
Editions Grasset - 328 pages
Littérature française
L'idée de Samuel était belle et folle : monter l'Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth. Voler deux heures à la guerre, en prélevant dans chaque camps un fils ou une fille pour en faire des acteurs. Puis rassembler ces ennemis sur une scène de fortune, entre cour détruite et jardin saccagé.
Samuel était grec. Juif, aussi. Mon frère en quelque sorte. Un jour, il m'a demandé de participer à cette trêve poétique. Il me l'a fait promettre, à moi, le petit théâtreux de patronage. Et je lui ai dit oui. Je suis allé à Beyrouth le 10 février 1982, main tendue à la paix. Avant que la guerre ne m'offre brutalement la sienne...
MON AVIS :
Le quatrième mur, c'est une séparation invisible... entre les acteurs et leur public, entre le spectateur et la guerre, entre l'auteur et son lecteur, la vie et la mort. Une surface lisse mais terrible contre laquelle on se heurte et s’abîme avec ferveur et violence.
Mais Le quatrième mur, c'est aussi et surtout une puissance d'écriture, une fournaise brûlante entre terre et enfer, le quotidien de la guerre, la tragédie contemporaine. Un roman tragiquement documenté, qui prouve toute la puissance narrative de Sorj Chalandon. Une oeuvre largement récompensée qui nous parle au creux de l'oreille et du coeur, de la guerre, des déchirures, de la violence et de l'amour.
Un roman fort, vif et intense, qui laisse une marque de feu à l'âme, une odeur de poussière et une violence intense derrière les paupières...
Un jour au carrefour, il m'a empêché de crier "CRS = SS" avec les autres. Comme ça, main posée sur mon bras, ses yeux noirs dans les miens. Nous étions piégés par les gaz. Entre deux formidables quintes de toux, il m'a demandé si je connaissais Alois Brunner. Je l'ai regardé sans comprendre, effrayé par son calme. Alois Brunner ? Oui, bien sûr, le criminel nazi. (...) Il a baissé son foulard et m'a poussé devant lui. Je me suis débattu violemment.
- Tu es dingue !
Il m'emmenait vers le cordon de police, comme un inspecteur en civil traîne sa proie vers le car des interpellés.
-Montre-moi Brunner, Georges ! Vas-y !
Nous étions face au cordon de CRS, seuls au milieu de la rue, tandis que nos camarades refluaient tout autour. (...)
- C'est lequel, Brunner ? Dis-moi ! (...)
Et puis il m'a libéré. Les policiers attaquaient en hurlant. Il a ouvert une porte d'immeuble et m'a poussé à l'intérieur. Je pleurais, je tremblais du manque d'air. Et lui suffoquait. Derrière la porte close, la rue se battait. (...)
- Alois Brunner n'était pas là, Georges. Ni aucun autre SS. Ni leurs chiens, ni leurs fouets. Alors ne balance plus jamais ce genre de conneries, d'accord ? (...)
-Protège l'intelligence, s'il te plait, a dit Sam.
Je me suis assis lourdement. J'ai repoussé son arme du pied. Il s'est rapproché. Lui et moi, dans le trou. Accroché à sa boutonnière de poche, un insigne émaillé du Fatah. Il a pris mon menton délicatement, je me suis laissé faire. Il a tourné mon visage vers la lumière du jour. Et puis il s'est penché. Sous sa moustache usée, il avait les lèvres ouvertes. J'ai cru qu'il allait m'embrasser. Il m'a observé. Il cherchait quelque chose de moi. Il est devenu grave.
-Tu as croisé la mort, mais tu n'as pas tué, a murmuré le vieil homme.
Je crois qu'il était soulagé. Il a allumé une cigarette, s'est assis sur ses talons. Puis il s'est tu, regardant la lumière fragile du dehors.
Et je n'ai pas osé lui dire qu'il se trompait.